mardi 1 novembre 2016

DÉAMBULANT…





Dehors le coq annonce l’aurore. Décidément, mon corps épuisé refuse le bénéfique repos de la nuit. Le silence règne dans ma chambre, après avoir combattu les derniers moustiques qui bourdonnaient à nos oreilles. J’entends seulement de temps à autre, presque inaperçu, un gémissement d’Aruna, mon cadet âgé de quatre ans qui, couché à mes cotés, se débat depuis trois jours contre les fièvres du paludisme. Trois jours dans l’attente du médicament qu’il a fallu aller chercher à Gabu.

Dans ma souffrance de mère, mais dans le bonheur de la maternité, je déambule dans une nuit d’insomnie à travers les sentiers de la vie, pas toujours droits et dans la plupart des cas tortueux… Je reviens à mon enfance insouciante, jusqu’à ce que je m’aperçoive que dans la vie il y a des prises de décisions qui ne sont pas les nôtres… Ce n’est pas moi qui ai décidé de mon mariage avec Demba, mon mari… Pas du tout ! Ce n’était pas lui que j’aimais et ce mariage m’a empêchée d’épouser Aliu, le grand amour de ma vie ! Toutefois, il ne m’a pas empêchée de l’aimer secrètement, dans ma douleur et au fonds de mon cœur. Ah ! Aliu! Où se trouve-t-il maintenant? On m’avait dit qu’il était parti au pays des blancs, à la recherche de meilleurs jours… Je n’ai plus eu de ses nouvelles, mais je n’oublierai jamais son regard désespéré quand il m’a vue être amenée de force vers la maison de mon fiancé… Tant de douleur partagée ! Tant de révolte accumulée ! Je ne l’ai plus jamais revu, mais je n’ai jamais cessé de l’aimer...

Je touche le front d’Aruna. Il me semble moins chaud et ma main moite m’assure que la fièvre est en train de baisser. Que Dieu le veuille ! Béni soit M. Dimingu qui est allé chercher ce miraculeux médicament à l’hôpital de Gabu ! Les médicaments traditionnels n’ont pas fait d’effet et Aruna dépérissait de jour en jour. C’est ainsi qui est décédée ma première fille, avec ces fièvres sans fin qui l’ont emportée en moins d’une semaine. Un frisson parcourt mon corps. Ah ! Mon Dieu, ne m’enlève pas Aruna... M. Dimingu m’a dit qu’il guérirait. Que Dieu le veuille! M. Dimingu est un bon infirmier, de ceux de l’époque coloniale. Aussi bon qu’un docteur! Mais il est âgé et fatigué et un jour il nous quittera. C’est la vie, mais je ne veux même pas y penser. Que deviendrons-nous à Sintchan Baciro sans M. Dimingu ?

Le jour se lève. Un rayon de lumière passe à travers la paille du toit. S’il pleuvait, mon lit serait tout mouillé. Nous prévoyions de changer la paille des toits il y a deux ans, mais nous n’avions plus d’argent, car il a fallu payer le traitement de ma co-épouse Binta qui était tombée malade. La pauvre, ce qu’elle a souffert ! Même le guérisseur du Gabu s’est senti impuissant face à sa maladie ! Il a tout essayé et il n’a rien pu faire ! Si, une chose il a réussi à faire : dépouiller Demba de toutes ses économies ! Depuis la vie est devenue très difficile et nous avons du mal à nous nourrir. Je ne me souviens plus depuis quand nous n’avons plus le déjeuner et le diner… Aujourd’hui nous nous contentons d’un seul repas par jour… Les temps sont vraiment difficiles. Heureusement que M. Dimingu soit passé par le village et, trouvant Binta dans cet état-là, il l’ait amenée à l’hôpital de Gabu où elle a pu être soignée. Dieu le tout puissant ! Merci mon Dieu ! Ah ! M. Dimingu! Que Dieu lui donne une longue vie en bonne santé !

J’entends le chant du coq. Ma chambre est devenue plus éclairée. La fente du toit doit vraiment être réparée… Ah ! Les beaux vieux temps quand nous avions un toit en tôle de zinc ! C’était à Bissau, où nous avions vécu pendant cinq ans. Demba avait trouvé une place de chauffeur dans le magasin d’un commerçant libanais, installé dans la capitale depuis longtemps. Il y est allé seul et une fois installé il nous a fait venir. Binta n’a pas voulu quitter le village et je suis partie avec mes trois enfants et les deux plus âgés des siens. Ce fût une période agréable. Nos enfants allaient à l’école et moi j’étais lessiveuse chez une dame française. Nous avons même réussi à faire bâtir une maison avec un toit en tôle de zinc ! Aucune pluie ne s’y infiltrait ! Nous y vivions heureux ! Mais la guerre a éclaté et elle a tout détruit ! Le magasin où Demba travaillait s’est écroulé sous un bombardement, et ma patronne, craignant le pire, est rentrée dans son pays. A notre tour, une nuit, nous avons dû quitter précipitamment notre maison, car notre quartier était sous les bombes qui tombaient sans cesse. Nous avons eu juste le temps de nous éloigner quand une bombe est tombée sur notre maison… Tout s’est écroulé : notre foyer, nos affaires et notre vie ! Il a fallu revenir a Sintchã Baciro avec nos rêves empaquetés... Une fois la guerre finie, nous avions encore envisagé de retourner à Bissau, mais le patron de Demba avait fermé son affaire pour s’installer au Sénégal. Ma patronne n’est plus revenue non plus. Par ailleurs, les nouvelles qui nous arrivaient de Bissau ne nous encourageaient pas. La situation ne s’était pas tout à fait calmée. Le spectre de la guerre était toujours présent… Nous sommes donc restés au village. Ici la vie est dure. Il manque de tout… Nos garçons ont dû partir à Gabu pour poursuivre leurs études au lycée. Ils habitent chez mon beau-frère, mais nous devons leur acheter les livres, le matériel, les vêtements et les chaussures… L’affaire de vente de beignets que Binta et moi avons monté ne nous apporte pas grand-chose. Le travail à la rizière est très dur ! Et puis, il faut surveiller les champs agricoles pour empêcher les chèvres des voisins de venir manger nos fruits et légumes, dont une partie nous vendons au marché de Gabu… Les jours s’en suivent, les uns après les autres, tous pareils. Le même travail, piler le riz et le maïs, aller chercher de l’eau au puits… La semaine de cuisine… et des devoirs conjugaux…tout dans une routine parfaite. Les mois passent et les années s’additionnent… Sur mon visage, je découvre les marques du temps et de la vie. Il est loin le temps de ma jeunesse…
Il est l’heure de me lever. Aruna dort maintenant sereinement. Bientôt je dois le réveiller pour lui donner le médicament, comme me l’avait dit M. Dimingu. Je reste encore quelques instants couchée sur mon lit … Je pense à l’avenir, cet inconnu qui nous attend à chaque coin de rue, au lever de chaque jour… Je regarde en arrière et je cherche dans le passé un indice qui puisse me guider et me réconforter dans ma marche éclopée, tellement je suis soûle à cause des coups de la vie. Mais autour de moi, je ne vois que de la désolation et des cataclysmes élevés à la puissance maximale de la violence. Je veux croire qu’il ne s’agit que d’un cauchemar d’une nuit d’indigestion et qu’en quittant ma chambre je découvrirai la vraie réalité : le rêve devenu réalité, de tous ceux qui sont tombés dans les champs de bataille pour que ce pays puisse devenir la patrie rêvée de ses citoyens. Pendant quelques instants je me laisse emballer par cette illusion, juste le temps de me nourrir d’espoir, le seul support et réconfort de mon âme…




08/11/2009